Masahisa Fukase, Karasu

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© Masahisa Fukase

On the pallid bust of Pallas just above my chamber door;
And his eyes have all the seeming of a demon’s that is dreaming,
And the lamp-light o’er him streaming throws his shadow on the floor;
And my soul from out that shadow that lies floating on the floor
Shall be lifted – nevermore!
Edgar Allan Poe, The Raven, 1845.

Comme une parade funèbre, la cohorte des corbeaux plane au loin, trésaille ou se pose dans les branchages et les câbles électriques. Des silhouettes aveugles tantôt se découpent contre le ciel gris, tantôt se confondent dans la brume. Dans un état indécidable (les oiseaux s’éloignent ou s’approchent-t-ils ?), comme enchevêtrés dans d’indéchiffrables limbes. Là, l’un d’eux étend ses griffes, ici, l’autre prend son envol, ses pattes grêles pendant sous ses ailes sombres. Leurs empreintes dans la neige viennent dessiner d’autres silhouettes encore.
L’étrangeté, le vertige transpirent de ces images, troublantes, inquiétantes. On se sent submergé par la douleur incommensurable, la solitude suffocante qui s’en exhalent.

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© Masahisa Fukase

En 1976, après treize années d’une relation intense et tumultueuse, l’épouse (mais aussi la muse) de Masahisa Fukase le quitte. Plongé dans une profonde dépression, les corbeaux deviennent son sujet de prédilection et il les photographie avec un acharnement obsessionnel.

Ses images paraissent en 1986 dans un ouvrage intitulé Karasu (Les corbeaux).

La vie et l’esprit semblent se consumer et s’anéantir. Expression paroxystique de la perte de l’amour, de l’abandon comme du désenchantement de l’auteur, ces photographies d’un état ultime, limite, sont le point culminant de son œuvre (où le tourment, la souffrance, peut-être, sont plus photogéniques que l’amour). Masahisa Fukase ne s’est jamais remis de cette séparation. Victime d’un accident en 1992, il est longtemps resté dans le coma.

Ses images, alors, deviennent la préfiguration lugubre de l’état de latence et de torpeur qui est le sien.

Masahisa Fukase est décédé le le 9 juin 2012.

 

Publié par

Caroline Benichou

Si tant est que je sache faire quelque chose, je crois que je sais regarder et je sais aussi que tout regard est entaché d'erreur, car c'est la démarche qui nous projette le plus hors de nous-mêmes, et sans la moindre garantie... Julio Cortazar, Las Babas del Diablo