
Gilles Roudière appartient à cette famille de la photographie intuitive et sensible, il ne dit pas le monde tel qu’il est, mais tel qu’il le ressent. Aussi dans les images d’Istanbul qu’il livre, il n’y a ni intention de témoignage, ni intention documentaire. Rien n’est descriptif. Aucun indice, aucune étude géographique ou sociale. Là n’est pas son dessein.
Il s’agit, au premier regard, d’une ville qui pourrait être ici ou ailleurs. Car il ne s’agit pas là de comprendre ou d’apprendre. Il ne faudrait pas se fourvoyer à appréhender ses images en essayant de reconnaitre, de retrouver, de voir quelque chose de familier ou d’attendu. Et même si l’on suit le photographe dans le dédale des rues presque désertes, dans la foule oppressante et dense ou jusqu’au bord de la mer étale, il faut se dessaisir de tout ce que l’on sait, ce qu’on voudrait apprendre, ce qu’on croyait trouver (car le simple nom d’Istanbul résonne d’une cohorte de lieus communs sur l’orient, ses envoûtements, ses parfums). Il faut renoncer, abdiquer en quelque sorte, pour se laisser entraîner au-delà du visible : à travers ses visions, on se soustrait au réel objectif pour s’abandonner à la contemplation, aux soleils écrasants, à la lumière qui s’abat comme un nuage de poudre et vient tout envahir, et l’on se perd au rythme de ses pas. Il est seul et l’on est seul avec lui, à regarder Istanbul telle qu’elle n’avait jamais été regardée, comme un territoire inexploré, nouveau, qu’on parcourerait en rêve. Alors, on se laisse susprendre par une fillette en suspens dans la géométrie d’une rue, un ciel qui semble présager une apparition, des îles posées sur l’horizon, un battement d’ailes.
Gilles Roudière est un photographe solaire, il transfigure le monde et opère d’étranges transsubstantiations par la lumière, par le grain explosé de ses images, par la portée de son regard fasciné et fascinant qui ne s’arrête jamais à la surface des choses, il nous entraine avec lui dans un au-delà de la photographie et de nous-mêmes.