Joan Fontcuberta, Contravisiones

Joan Fontcuberta, Contravisiones, Ediciones Anomalas, coédité avec la Fundación Antonio Pérez et la diputación de Cuenca, 2021.

Contravisiones offre une double lecture de l’œuvre de Joan Fontcuberta.
Pour qui ne connaîtrait pas sa production prolifique et bouillonnante (qu’elle soit aussi bien plastique que théorique) – ou pour qui souhaiterait en faire abstraction –, l’ouvrage rassemble un corpus autonome non sans lien avec une forme de surréalisme, pour le moins de déréalité. Les deux éditeurs, Monste Puig et Israel Ariño, ont eu carte blanche pour explorer les archives des débuts de l’œuvre de l’artiste catalan. Ils ont su y tracer une ligne transversale, établissant des choix iconographiques selon deux critères : celui d’une part du concept de Contravisiones énoncé par l’auteur – sur lequel je reviendrai plus tard – et une recherche d’éléments qui tendent à l’irréel, au magique, à l’onirique […] toutes les images qui d’une manière ou d’une autre sont étrangères à ce que nous appelons réalité.

La sélection de photographies et la séquence qu’ils ont composée génèrent le sentiment d’une contagion entre les images, comme un système de vases communicants, avec des éléments à la fois sémantiques et formels qui semblent entrer en tension ou en dialogue pour glisser d’une page et d’une image à l’autre à travers l’ouvrage. Un homme s’est endormi, une étrange vulve surgit, un œuf brisé coule de main en main… plus loin un cercle dans des pavés répond à un œil inquiétant et gigantesque sortant de terre au milieu d’herbes sèches.
Il surgit une forme d’allitération poétique, visuelle, perceptive mais également ludique et fictionnelle, en parfaite cohérence les principes mêmes de l’œuvre de Fontcuberta. Par ailleurs, il est à souligner que si l’ouvrage est imprimé sur papier offset, parfois quelques pages imprimées sur papier calque viennent rappeler la dimension souvent sédimentaire de la construction de son travail.

© In Contravisiones © Joan Fontcuberta / Ediciones Anomalas

A la fin de l’ouvrage, un texte (en espagnol et en anglais) de Joan Fontcuberta intitulé Notes sur la contrevision vient apporter un éclairage sur ces photographies exhumées des archives de l’auteur et définir le principe qu’il énonce – celui de contrevision –, en le replaçant dans le contexte de la photographie de la fin des années 1970, alors que de nombreux photographes « artistiques » clamaient leur absence de subjectivité, leur affranchissement de toute posture esthétique ou idéologique, leur volonté de neutralité, en somme la transmission de pures informations visuelles via la supposée objectivité de la petite mécanique photographique.
Il y cite des extraits d’un texte publié en 1977 : Si nous appelons contradiction l’absurde qui rompt la logique interne de la structure du langage verbal, la contrevision serait son corrélat dans le langage visuel, et sa mission consisterait à provoquer la réaction du spectateur face à l’image supposément réaliste sur le double plan perceptif et historique […] La photographie considérée comme document est vitale pour nous. Pour cette raison, il est nécessaire que la contrevision nous maintienne en état d’alerte en nous prédisposant au scepticisme et en nous inculquant une forme de doute critique. La méfiance est ici synonyme de prudence.
On comprend mieux alors comme ces premiers travaux instaurent les prémices de l’œuvre à venir, autant dans ses développements théoriques (dans le Baiser de Judas, par exemple) que photographiques. Foncuberta pratique une constante remise en question de l’autorité documentaire de la photographie, de cette fiction qui se prétend véritable, cette mystification, alors que sa nature même ne lui permet pas de faire autre chose que de mentir le réel puisqu’elle substitue la vérité par l’apparence.
Dans les photographies de l’ouvrage, on retrouve en effet toute la dimension imprévisible et incertaine de la précarité du dispositif photographique : l’interprétation vient se heurter à l’enregistrement mécanique, la fiction au réel tandis que le hors champs vient induire des failles qui conduisent à s’interroger sur le manque et enfin, l’ordinaire (un arbre, une canalisation, une taxidermie) y devient extraordinaire. Fontcuberta, sans dogmatisme, dynamite non sans une certaine euphorie, l’instant décisif d’Henri Cartier-Bresson et le ça-a-été de Roland Barthes (à ce sujet, voir également les Frottogrammes). Au fond, la contrevision n’était ni une vocation ni une doctrine, mais plutôt une éthique de la vision, un acte d’image comme pensée, une manière d’être au monde, écrit-il.

© In Contravisiones © Joan Fontcuberta / Ediciones Anomalas

On retrouve également dans ces travaux un certain nombre des sujets de prédilection qui jalonneront l’œuvre du photographe catalan. Tout particulièrement la nature rationnalisée, classifiées, artificialisée des animaux taxidermisés, des plantes ou des musées d’histoire naturelle.
Par exemple, il fera, avec Herbarium (1984), une forme d’hommage ironique à Karl Blossfeldt (photographe allemand, figure de la nouvelle objectivité, qui dressa un inventaire de nombreuses formes végétales, quelques exemples ici) en créant des simulacres de végétaux avec des assemblages de détritus puis en produisant des images d’une grande pureté formelle, reprenant les codes esthétiques de Blossfeldt. Comme d’autres de ses séries, Herbarium rassemble des images créés par un Fontcuberta contrefacteur et illusionniste, développées autour de la notion de « fake », d’images mensongères et fabriquées.

De la série Herbarium © Joan Fontcuberta

La série Fauna (1985-1989) sera une prolongation d’Herbarium, Fontcuberta y poursuivant ses expérimentations autour de la rationalisation de la nature et ses interrogations sur la supposée capacité documentaire de la photographie.
A nouveau faussaire, avec toutes les apparences de la rationnalité et de l’objectivité scientifique, il créé de toutes pièces avec Pere Formiguera un bien étrange bestiaire. Les deux artistes inventent un personnage de zoologue Allemand, le professeur Peter Ameisenhaufen (1895-1955), parcourant le monde à la recherche d’espèces qui auraient fait exception aux théories évolutionnistes de Darwin. Carnets de notes et de croquis racontant les circonstances de leur découverte ou le fonctionnement de leur métabolisme, photographies, animaux empaillés constituent cette gigantesque archive qui sera exposée dans de nombreux musées sous la forme d’une installation reproduisant les codes d’exposition des muséums d’histoire naturelle.

De la série Fauna © Joan Fontcuberta

Joan Fontcuberta s’est livré à la création d’autre archives totalement factices, notamment avec sa série Les Hydropithèques ou encore avec la série Sputnik, créant et rassemblant une somme importante de faux documents historiques qui relatent une mission spatiale à l’issue dramatique, menée par le cosmonaute Ivan Istochnikov, dont l’histoire aurait été totalement effacée par les autorités soviétiques. Comme dans nombre de ses séries, c’est lui-même qui en incarne le protagoniste.

Des séries : Sputnik, Desconstructing Oussama, Miracles & Cie © Joan Fontcuberta

La quatrième de couverture de l’ouvrage, avec la figure juvénile de l’auteur, est d’ailleurs une forme de clin d’œil aux nombreuses apparitions du visage de Fontcuberta à travers son œuvre.

Autorretrato, Barcelona, 23 de junio de 1972 © Joan Fontcuberta

On l’aura compris, Contravisiones permet de mieux saisir les développements ultérieurs de l’œuvre de Joan Fontcuberta dont les séries comme les dispositifs n’ont eu de cesse de remettre en question la prétendue objectivité de la photographie dans sa dimension documentaire ou historique.
On notera que la réinvention de la photographie (par Photoshop, la photographie numérique et sa diffusion effrénée sur internet et sur les réseaux sociaux) viendront créer ce que Fontcuberta qualifie de nouvel ordre visuel, entérinant et renouvelant le principe de contrevision. Joan Fontcuberta y a consacré plusieurs de ses séries et plusieurs ouvrages.1
La photographie agit comme le baiser de Judas : le faux attachement vendu pour trente deniers, un acte hypocrite et déloyal, qui cache une terrible trahison, en somme la délation de quelqu’un qui prétend incarner la vérité et la vie. La véracité de la photographie s’impose avec une candeur semblable. 
L’ouvrage permet de saisir comme l’artiste sait amener le regardeur, dont il fait son complice, à s’intéresser à des questionnement majeurs autour de la représentation, de la vérité, à adopter un recul critique, à aborder en somme des sujets sérieux et complexes en œuvrant sans cesse avec une forme d’ironie, de facétie, d’esprit ludique et jubilatoire, d’irrévérence constante et salutaire, qui n’appartiennent qu’à lui.

Contravisiones, Joan Fontcuberta.
Ediciones Anomalas
Coédité avec la Fundación Antonio Pérez et la diputación de Cuenca
26 x 20,5 cm. 108 pages.
isbn: 978-84-09-25735-5

  1. A lire :

Le boîtier de Pandore, Joan Fontcuberta.
Editions Textuel
ISBN : 978-284597-594-1

La furia de las imágenes, Notas sobre la postfotografía, Joan Fontcuberta
Ediciones Galaxia Gutenberg
ISBN : 978-84-17971-79-3
La seconde révolution digitale – caractérisée par la prééminence d’internet, des réseaux sociaux et de la téléphonie mobile – et la société hypermoderne – caractérisée par l’excès et l’asphyxie de la consommation – ont consolidé à l’unisson une ère postphotographique. Nous habitons l’image et l’image nous habite. La postphotographie nous confronte au défi de la gestion sociale et politique d’une nouvelle réalité faite d’images.