Luigi Ghirri, Oceano

Week End, 1973
© Luigi Ghirri, Week End, 1973.

L’atlas est un livre dans lequel toutes les caractéristiques de la terre, qu’elles soient naturelles ou culturelles, sont représentées conventionnellement: montagnes, lacs, pyramides, océans, villes, villages, étoiles, îles… Dans cette totalité d’écriture et de description, on trouve le lieu où l’on habite, le lieu où l’on voudrait aller et le parcours à suivre. Le voyage sur une carte de géographie, cher à de nombreux écrivains, est à mon avis un des actes imaginaires les plus naturels chez l’être humain dès l’enfance. Ensuite, l’inévitable association d’idées et les superpositions d’images font automatiquement le reste. Dans ce travail, j’ai voulu accomplir un voyage dans le lieu qui efface, au contraire, le voyage lui-même, puisque tous les voyages possibles ont déjà été décrits et tous les itinéraires tracés. […] Le voyage s’effectue ainsi dans l’image, dans le livre. Les deux images analogues dans l’image, le livre dans le livre, nous ramènent aux infinies lectures possibles, qui nous sont toujours possibles même dans le monde le plus codifié. L’expérience déjà faite, apparemment totalisante, se déploie alors comme dans l’éloquente phrase de William Blake: “Si les portes de la perception étaient nettoyées, toute chose apparaîtrait à l’homme telle qu’elle est, infinie.”

Extraite de la série Atlante, cette image d’image de livre dans un livre (il s’agit des macrophotographies de fragments de pages d’un atlas qui devaient donner lieu à un livre intitulé Week End ), vertigineuse mise en abyme, me dit l’océan. Elle convoque les heures passées, enfant, à rêver devant les pages d’un atlas : le monde à portée de main, de regard et surtout d’imagination, dans un livre. Les heures passées à l’embrasser et à suivre du bout des doigts les signes, le long parcours du Nil, à mesurer l’étendue des montagnes, à chercher inlassablement des noms aux évocations magiques dans l’index : Alexandrie, Tombouctou, et ces agaçantes Caroline du Nord et du Sud qui aiguisaient ma curiosité (comment Caroline pouvait être tout à la fois la petite fille devant l’altas et ces mystérieux et terrifiants états sudistes, où résonnaient pêle-mêle l’esclavage, les plantations de tabac et les frous frous de Scarlet O’Hara ?)

J’étais devant l’océan, donc. Comment ce simple mot pouvait-il dompter tout l’océan, comment cette tache bleue, traversée de lignes cherchant absurdement à découper le monde en signes, pouvait renfermer cette solitude, cette perfection, cette promesse justement sans limites ? Ce seul mot et cette tache bleue sur la page pouvaient-ils contenir cette immensité, cette ivresse et cette excitation des sens ? Surgissaient alors le monstre immense et furieux prêt à me dévorer, l’écume et la multitude de grain de sable qui agacent les orteils puis se retirent. Les vagues, les marées, les tempêtes, les levers et les couchers de soleil, le parfum enivrant ou écœurant selon, le chant profond, les marées, le flux, le reflux, le va-et-vient originel. Les légendes, les aventures, le grouillement des noyés, les bêtes fabuleuses sous les vagues (sirènes, crocodiles, calmars géants…), l’Odyssée, le capitaine Nemo, Jonas dans le ventre de baleine, la piraterie, les naufrages, les îles désertes, celles aux trésors. La photographie de Ghirri exerce à nouveau cette même fascination. L’océan déborde de la page, de la photographie. Il noie tout, m’emporte et charrie avec lui ses hordes de légendes, de vagues et de poissons volants.

 

Publié par

Caroline Benichou

Si tant est que je sache faire quelque chose, je crois que je sais regarder et je sais aussi que tout regard est entaché d'erreur, car c'est la démarche qui nous projette le plus hors de nous-mêmes, et sans la moindre garantie... Julio Cortazar, Las Babas del Diablo