Mujer ángel, Graciela Iturbide

Mujer angel, desierto de sonora, 1979 © Graciela Iturbide

Démons. Anges ayant mal tourné. Mais très beaux.
Alessandro Baricco, Châteaux de la colère

Un désert à perte de vue, dévoré par la lumière, quelques reliefs posés sur la ligne d’horizon, puis la vacuité éblouissante du ciel. Au premier plan, à gauche de l’image, une femme s’éloigne, fantomatique, dans un costume hors du temps, sa longue chevelure sombre coulant dans son dos. Elle déploie ses bras comme on déploierait ses ailes. D’une main, elle tient un objet incongru autant dans l’atemporalité du personnage que du paysage : un radio-cassette.

Regarder cette image et avant tout se défaire des poncifs sur le supposé « réalisme magique » ou la dimension anthropologique / ethnologique de l’œuvre de la photographe mexicaine. Se défaire du confort d’interprétation exotisant ou de la paresse intellectuelle et sensible (ici rien n’est lisse, ni prévisible).

Cette Mujer Angel est une forme de point d’acmé de l’œuvre de la photographe. Elle l’a d’ailleurs souvent identifiée comme étant sa photographie favorite, prise par accident, un cadeau du désert, dit-elle. Elle l’aurait découverte sur une planche-contact dans un ensemble d’images montrant cette femme spectrale marchant dans le désert.

On trouve chez Graciela Iturbide des récurrences iconographiques et symboliques, la mort comme la rédemption, la vie comme le sacrifice, les figures de l’ange et celle de l’oiseau – qu’il s’agisse des poulets sanglants ou des vols en nuée – y tiennent une place majeure. L’oiseau entre ciel et terre, chair nourricière ou chair spirituelle, qu’il soit figure sacrificielle, tellurique ou céleste.
Ce qui me retient ici, c’est sa fascination pour les territoires intermédiaires. L’histoire comme la géographie du Mexique ne sont sans doute pas en reste : cette silhouette reliée au monde tangible par le radio-cassette qu’elle tient comme on porterait un bagage, dit le syncrétisme, le lien et le paradoxe. Ici se télescopent et se rencontrent des époques et des cultures dissemblables, se trace un cheminement de l’ancien vers le moderne, se dessinent l’immensité et la dureté (concrète ou allégorique).

Mais avec cette photographie, qu’elle qualifie en somme d’involontaire, Graciela Iturbide dépasse les enjeux historiques, sociaux ou géographiques. Cette rémanence, cette image fantôme/résiduelle, apparue sur la planche-contact (parce que presque prise malgré elle), cette coïncidence donc, dit la croisée de la femme, de l’oiseau, de l’ange, ou encore de la mort.

¿Ojos para volar? Coyocán, Mexico, 1991 (autoportrait) © Graciela Iturbide

Figure solitaire, aussi obscure que solaire, la mujer angel semble sur le point incessant de prendre son envol. Forme de quintessence ou d’incarnation de la photographe, dont l’œuvre s’ancre profondément entre le réel et le symbolique, l’immatériel, le spirituel. Et c’est Graciela Iturbide elle-même que je retrouve et qui se déploie dans l’image, quand elle dit Soy un pájaro y no lo soy. Soy una mujer y luego un pájaro. O un pájaro y luego una mujer. No importa.*

* Je suis un oiseau et je ne le suis pas. Je suis une femme puis un oiseau. Ou un oiseau puis une femme. Ça n’a pas d’importance.

Publié par

Caroline Benichou

Si tant est que je sache faire quelque chose, je crois que je sais regarder et je sais aussi que tout regard est entaché d'erreur, car c'est la démarche qui nous projette le plus hors de nous-mêmes, et sans la moindre garantie... Julio Cortazar, Las Babas del Diablo