Tamiko Nishimura, Shikishima, 1970-1971

Tamiko Nishimura
Shikishima, 1970-1971. © Tamiko Nishimura

Je crois que j’ai été attirée par ce qui se trouve au-delà de l’union du voyant et du vu, voulant donner forme à des choses qui se désagrègent juste après avoir été photographiées. Ou peut-être est-ce l’attrait ineffable pour l’invisible. Ce n’est que récemment, très faiblement, que ces choses me viennent à l’esprit.

Tamiko Nishimura

La poésie est peut-être ceci : une Atemwende, une renverse de notre souffle.

Paul Celan

Une voie ferrée déserte qui part (loin), un peu trouble. Un geste de la main suspendu pour toujours et un sourire esquissé dans le vent. Une plage où le sable étrange frémit dans la lumière tandis que la mer semble se retirer, presque immatérielle. Les trois photographies préférées de Tamiko Nishimura en 1971 (elle a 23 ans et publiera Shikishima, son premier livre, l’année suivante) composent ce triptyque.

Ici, il n’y a pas d’instant décisif, il n’y a que de l’indécision, de l’insaisissable à peine saisi, qui semble s’enfuir sous les doigts et sous les yeux.

Asahikawa, Hokkaidō, 1971. Empruntera-t-on la voie ferrée et sa promesse (ou son mensonge) d’un horizon toujours offert, d’un bout du monde infini, d’un au-delà ? Qu’y-a-t-il, là, devant ? Il faudra bien arriver à quelque chose, on ne sait pas bien à quoi, à quelqu’un ou au moins quelque part, alors pourquoi pas cette route, cet horizon-là ? Le regard hésite et pourtant scrute la ligne d’horizon et la perspective de celle, belle et courbe et déjà tracée par les rails, dont on ignore la destination. Un chemin ouvert vers un champ des possibles.

Tōhoku, Aomori, 1970. Le profil délicat, le regard au loin, captive de l’image, déjà elle s’échappe. Que regarde-t-elle dans le hors champs de l’image, qui échappe au cadre et à la photographe autant qu’à moi, scrute-elle au-delà de la voie ferrée ? Elle regarde ailleurs, elle est ailleurs. Comme une épiphanie, elle surgit douce, dans l’image. Les lèvres entrouvertes. Inspiration, expiration ou justement ce moment innommable entre les deux. Et le geste suspendu de la main, des doigts qui peut-être allaient vers les lèvres de la jeune femme, vers son souffle, et qui briseraient tout s’ils les touchaient.

Ishikawa, Hokuriku, 1970. La mer lointaine semble se retirer, se refuser, pour le moins se retenir, laissant deux lignes d’écume, à peine pénétrer dans la photographie. Elle laisse la place à la lumière qui semble saupoudrer le sable et la plage est comme un champ de neige. La plage répond à l’horizon métallique et ferroviaire, un autre ailleurs, un autre possible.

La poésie est peut-être ceci : une Atemwende, une renverse de notre souffle. Comme un poème photographique en trois vers. Adjonction de trois visions, où la perception et le temps se dissolvent. Ces moments, ces espaces intermédiaires où rien ne se passe, mais tout est contenu, là, dans les images qui pourrait advenir : calme plat et paisible, bourrasque ou tempête.

 

* Dans la colossale exposition La mirada de las cosas. Fotografía japonesa en torno a Provoke présentée au centre d’Art Bombas Gens de Valence (Espagne), parmi les tirages de Ikkō Narahara, Shōmei Tōmatsu, Eikoh Hosoe, Akira Satō ou encore Nobuyoshi Araki, ce triptyque composé de très beaux tirages argentiques d’environ 36 x 43 cm était la seule œuvre exposée (pièce unique d’ailleurs) de Tamiko Nishimura.

 

Publié par

Caroline Benichou

Si tant est que je sache faire quelque chose, je crois que je sais regarder et je sais aussi que tout regard est entaché d'erreur, car c'est la démarche qui nous projette le plus hors de nous-mêmes, et sans la moindre garantie... Julio Cortazar, Las Babas del Diablo